Le dernier chapitre !
XX L’aveu de Roseta Il régnait un tel désordre dans la grande salle de la taverne que l’on ne pouvait s’entendre. Cris, gloussements, rires et chants, airs d’accordéon, de guitare et de mandoline, tintamarre assourdissant auquel venait s’ajouter les effluves de rhum, de tabac et de sueur sous un climat tropical qui n’attendait pas les filles de l’île pour enfiévrer les corps moites de ces gibiers de potence. Un lieu des plus sordide pour la délicate et fragile Roseta qui doutait pouvoir survivre longtemps. « Enrique… Enrique… Axel… Venez à mon secours » se répétait-elle inlassablement en remplissant de rhum les timbales des clients. « Venez à mon secours… Je vais en mourir… » Nul n’avait reconnu Roseta comme la jeune femme dont le Capitaine Waring s’était porté acquéreur la veille. Les clients présents n’avaient pas assisté à la vente aux enchères. Pas cette fois-ci, en tout cas. Et s’il en fut pour la reconnaître ils étaient sans doute trop ivres pour faire le rapprochement avec l’épouse de Jamie. Ils avaient remarqué, en revanche, qu’il y avait une nouvelle « Au Maquereau de la Mer d’Irlande ». Les larmes aux yeux, Roseta dut affronter sifflements et commentaires sur son compte tandis qu’elle circulait entre les tables, son plateau à la main, surveillée par Farrell qui vérifiait qu’elle pense bien à sourire.
De sa table, Jamie observait toujours. Plus il voyait la pauvre Roseta au milieu de cette vermine, plus les remords l’assaillaient. Il l’aimait, se disait-il, comment avait-il pu faire preuve d’autant de cruauté à son égard ? Mais il se contraignit à ne point se lever, à ne point intervenir. Pas encore. C’était nécessaire. Que Roseta reconnaisse sa chance d’avoir été choisie par lui. Il pouvait lui offrir une belle maison, une servante, l’amitié des Sparrows et son amour, tout ce qu’il pouvait lui donner de mieux à Tortuga, la vie la plus décente possible sur cette île. La plus douce aussi car il ne la ferait pas travailler dans les champs ou devant quelque étale de marché. Sa vie serait paisible, il ne lui demandait que de l’aimer, de lui obéir et de lui donner des enfants. Jamie ne pensait pas avoir plus d’exigence qu’un autre, il ne pensait pas être différent de « cet autre », ce mari qu’avait Roseta et dont il ignorait le nom. Jamie voulait qu’elle l’aime. Quant à cela, était-ce trop exiger ? Avait-il besoin de cet amour pour légitimer un mariage qu’il savait un simulacre pour une jeune femme qui n’avait point grandi à Tortuga et de surcroît déjà mariée ? Il était nécessaire qu’elle reconnaisse que lui seul pouvait désormais la rendre heureuse.
Les petits cris perçants que ne pouvait s’empêcher de pousser Roseta avaient un réel succès parmi l’assistance. Farrell fut tenté un instant de la gifler pour lui rappeler d’être aimable mais il s’en amusait finalement et savait, de plus, Jamie dans la salle. Roseta criait chaque fois que les commentaires et autres allusions étaient accompagnés de gestes. L’un lui saisissait le poignet tandis qu’elle servait, tel autre lui donnait une grande claque sur les fesses pour la remercier. Des bras, à présent, venaient de l’empoigner par la taille et la firent basculer sur les genoux d’un géant aux cheveux roux et à la barbe de même couleur. La frêle petite Roseta était une souris entre les pattes d’un lion à la formidable crinière. Jamie fut près de bondir de sa chaise en la voyant entre les mains du Capitaine Billy Leech, dit « la sangsue ».
- Un peu maigrelette, commenta le rouquin dans un rire gras.
Il frottait vigoureusement sa main sur la cuisse de Roseta comme s’il voulait la réchauffer en la frictionnant. Son second, Manolo le Borgne, ricanait devant les tentatives désespérées de Roseta pour échapper à l’étreinte de Leech et ses gémissements de désespoir. Elle battait l’air avec ses pieds, redoublant ses gigotements comme le rouquin l’embrassait goulûment dans le cou.
- On va se détendre un peu ! Tiens-moi ça ! ordonna-t-il à Manolo.
Il saisit sa timbale de rhum remplie à ras bord par Roseta elle-même et se pencha sur la jeune femme que Manolo avait maintenant fait basculer sur ses genoux.
- Tiens, bois !
Elle détourna la visage.
- Bon, ça suffit, on va à l’étage !
Leech se leva en renversant son tabouret. Il s’approcha de Farrell et lui lança une poignée de pièces pendant que Manolo traînait Roseta derrière lui.
- Troisième chambre à gauche ! précisa Farrell.
Jamie avait parfaitement vu que l’on forçait Roseta à monter à l’étage. Leech et Manolo mais peu importe que ce soit eux ou d’autres. Il était temps d’intervenir. Il avait choisi de laisser faire pour le moment mais il ne fallait plus attendre. Il se rua dans l’escalier comme la porte de la chambre se refermait. Il n’entendait pas hurler, Roseta était tétanisée. « Enrique… Enrique… Enrique… » Les deux hommes l’avaient jetée sur le lit. Elle entendit comme venant de loin son corsage se déchirer. Elle sombra dans l’inconscience. Elle ne vit pas Jamie entrer et la sauver des mains de Leech et Manolo.
- Sortez de cette chambre immédiatement ! C’est ma femme ! s’écria Jamie.
Les deux autres étaient furieux d’être dérangés.
- Si c’est ta femme, Jamie Waring, qu’est-ce qu’elle fait dans cet endroit ? questionna Leech.
- Ouais ! ajouté Manolo.
- Cela ne vous regarde pas ! Il y a ici des témoins qui m’ont vu l’épouser hier !
Mais ce fut avec les poings plutôt qu’avec les paroles que Jamie parvint à chasser de la chambre les deux malotrus.
A son réveil, Roseta crut être victime d’une hallucination. Elle voyait le crâne cloué sur la planche de bois articuler sa mâchoire et parler.
Elle entendant une voix d’outre-tombe prononcer ces mots : «
Dead men tell no tales » que Jack avait déjà dits sur son bateau. Pourquoi pensait-elle à cela tout d’un coup ? Elle reconnut alors Jamie, assis à son chevet. Elle était toujours dans la chambre de la taverne mais les autres n’étaient plus là. Comme Jamie prenait sa main dans les siennes, elle lui sourit gentiment. Elle avait supplié Enrique de venir la sauver mais c’était Jamie qui était venu. En perdant connaissance, elle s’était jurée d’appartenir à celui qui l’arracherait des mains de Leech et Manolo.
- Quand je suis revenue de mon inconscience, je vous ai vu vous battre avec ces hommes, dit-elle.
Jamie sourit à son tour.
- Eh bien, ma colombe, je suis heureux de vous voir bien disposée à mon égard ce matin. Ah, vous êtes étonnée ! Oui, ce matin. Il fait jour. Vous vous êtes endormie après la bagarre, je vous ai laissée vous reposer. Vous avez peut-être oublié qu’après leur départ vous vous êtes blottie dans mes bras en pleurant.
- Non, je m’en souviens. Je vous ai remercié pour ne pas avoir laissé faire cette infamie. Et je… Je vous supplie maintenant de bien vouloir me reconduire à la maison. La maison de Mr et Mrs Waring. Je serai votre femme. Et d’ailleurs, je…
Elle rougit, mais il fallait qu’elle le dise.
- Je vous aime.
Jamie avait gagné. Il l’enlaça et prit ses lèvres pour lui donner un long baiser passionné comme au moment de sceller leur union après les enchères. Puis il souleva Roseta dans ses bras et l’emporta rapidement hors de la taverne. Il la porta jusqu’à sa maison dont il lui fit à nouveau franchir le seuil en la portant dans ses bras. Quelques heures plus tard, elle lui apparut plus belle que jamais après avoir été baignée, coiffée et élégamment vêtue d’une robe couleur pêche. La robe de la taverne avait été jetée au feu et se consumait comme la promesse solennelle que jamais plus Jamie ne ferait preuve de cruauté envers elle.
Le crâne cloué sur la planche de bois serait le seul témoin de la déclaration que venait de faire la jeune femme, d’un amour contenu qu’elle venait d’avouer. Le crâne ne parlerait pas.
Dead men tell no tales…Fin Part I